Le trauma colonial : « La libération ne suffit pas à faire liberté »

Lundi 4 Novembre 2019

C’est sous le titre Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie que Karima Lazali (Editions La Découverte) intitule son dernier ouvrage. Psychologue clinicienne et psychanalyste, elle nous livre une démonstration originale et salvatrice à la croisée de plusieurs disciplines, confrontant l’impact des violences perpétrées pendant la colonisation française avec le temps post-colonial.

Avec cet ouvrage, Karima Lazali vient compléter les rares travaux qui ont vu le jour sur les effets psychiques de la colonisation.

Des analyses empêchées par le poids de l’Histoire

Alors qu’en France, le fait colonial souffre d’un manque de reconnaissance historique et politique, il est au contraire prédominant en Algérie, occupant les espaces de débats, les espaces politiques et publics, sous une version « figée, univoque et donc privée d’épaisseur ». Ces traitements publics et politiques de l’Histoire, que ce soit par sa prédominance ou son absence de reconnaissance délibérée, empêchent de réparer les psychés meurtries, ici comme là-bas. De ce constat, le travail de Karima Lazali, psychanalyste entre Alger et Paris, est une tentative d’expliquer un trouble inédit observé chez ses patients, dont rend mal compte la théorie psychanalytique occidentale. Ses patients algériens ou d’origine algérienne souffrent de la difficulté commune « à sortir de l’interdit de penser et à s’autoriser de se vivre pleinement autre et singulier ».  Le social, le politique, « l’Autre », vient les rattraper et les empêche d’avancer dans leur processus analytique, alors qu’ils étaient pourtant venus consulter pour des symptômes singuliers.  Elle choisit alors de porter son regard à la racine du trauma colonial perpétré pendant la colonisation et la guerre de libération et ses répercussions sur les individus, mais aussi le corps social et politique au lendemain de l’indépendance puis dans l’Algérie contemporaine, notamment lors de la « guerre intérieure » des années 90.

Une approche originale éclairant 200 ans d’Histoire coloniale et post-coloniale

Avec cet ouvrage, Karima Lazali vient compléter les rares travaux qui ont vu le jour sur les effets psychiques de la colonisation. Les écrits de Frantz Fanon restent une référence en matière d’analyse des atteintes psychocorporelles dues à la colonisation, prenant appui sur une série d’études cliniques alors qu’il était psychiatre à l’hôpital de Blida dans les années 1950. Dans son livre, Karima Lazali mentionne à plusieurs reprises ses travaux, mais propose une grille d’analyse singulière et originale. Elle propose de s’appuyer sur le travail d’historiens et d’auteurs de littérature algérienne, notamment de langue française, tels que Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Jean Amrouche etc. Ces sources et les constats cliniques de ses patients  lui permettent de livrer une longue analyse du fait colonial en Algérie sous un prisme pluridisciplinaire entre psychanalyse, histoire et littérature. A la lecture de cette enquête inédite, on pressent le sentiment d’urgence de recourir à ces disciplines transverses, dans une tentative de mieux comprendre les psychés en souffrance.  En cherchant la nuance et la subjectivité de l’exercice littéraire dont manquent les analyses politiques et historiques figées, elle affirme que « les travaux d’historiens ne peuvent suffire pour aider ces patients à élaborer l’impensé dont ils héritent, car la subjectivité excède le fait historique ».

Le rouleau compresseur de l’administration coloniale a opéré la destruction de structures traditionnelles ancestrales et produit des effacements mémoriels, des « blancs » , parmi les individus.

Des conséquences de la destruction des structures traditionnelles en Algérie

Dans les chapitres qui suivent, Karima Lazali examine ce qu’elle appelle « l’effraction coloniale » et ses effets sur la société algérienne : exterminations de masse, mise en place du code de l’indigénat, pratique de la disparition, destruction des repères sociaux et culturels fondamentaux (langues, histoire, religion). La psychanalyste les analyse comme «une des spécificités de la conquête française de l’Algérie » qui a été une manière  « d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, une sorte de terre vierge à conquérir.». Le rouleau compresseur de l’administration coloniale a opéré la destruction de structures traditionnelles ancestrales et produit des effacements mémoriels, des « blancs » , parmi les individus. Parmi ces violences, Karima Lazali s’attarde sur les effets destructeurs de la réforme de l’administration coloniale de remplacement du système traditionnel de nomination tribale des individus, articulé autour de l’ascendance paternelle, par un système de nomination républicain. « Ce puissant moyen de contrôle de la population au service d’une répression constante aura pour effet d’effacer pleinement la référence à la tribu et donc au père, c’est-à-dire à l’ouvrage qui installe, transcende les vivants et les situe les uns vis-à-vis des autres. ».

Pour Karima Lazali, cette disparition du père, que ce soit par la perte du nom et donc de la filiation, mais aussi par la disparition de milliers d’individus et de corps se retrouvant sans sépulture, a eu des effets dramatiques au sein de la société algérienne et des sujets, laissés dans la déshérence. Les analyses de travaux d’historiens et de la littérature aident à comprendre le sentiment de honte, de mépris et d’humiliation de la position d’indigène, transmise de génération en génération qui se trouve dépourvu de son identité originelle et qui doit gérer ces zones de « blancs » dans sont alors frappés son histoire, son individualité. Un phénomène décrit par l’écrivain Jean El Mouhoub Amrouche « Dans l’indigène, le mépris et l’humiliation concernent sa qualité d’indigène (…), sont attachés à elle comme une propriété physique ou chimique à un corps ; ils atteignent sa personne dans la totalité de sa durée historique, et en elle tout le passé et l’avenir d’un peuple. ».

Elle analyse cette déshérence et ses conséquences dans une société algérienne, qui se retrouve avec des « fils » seuls, livrés à eux-mêmes et réduits à se déchirer entre eux, par sentiment d’illégitimité et manque de repères. Elle porte une attention particulière aux luttes fratricides qui ont secoué le pays, que ce soit au sein de la résistance algérienne entre les partis du Front de Libération Nationale (FLN) et du Mouvement National Algérien (MNA), ou les meurtres entre dirigeants frères du FLN au lendemain de la guerre d’indépendance pour arriver finalement à une longue analyse, de la guerre intérieure des années 90, de ses origines et implications.

A chaque épisode historique, son lien intrinsèque avec l’épisode colonial est analysé. Que ce soit au lendemain de l’indépendance, avec la construction autoritaire d’une identité nationale unique, supposément opposée à l’identité coloniale, faisant fi des nuances, de la diversité des identités et des cultures. Ou encore lors de la tentative politique du Front Islamique de Salut (FIS) pendant la guerre intérieure des années 90, de « réparer » les effets dévastateurs de la colonialité en « tuant l’autre » au sens littéral du terme, le « différent », le « trop français ». Au cours de ces épisodes historiques post-indépendance revient ce même constat : la peur de « l’Autre » est constitutive des psychés algériennes meurtries par l’épisode colonial, « l’Autre », « l’étranger » étant toujours associé à une série de malheurs et donc fuit, craint. Pourtant cette peur de l’autre revient à un rejet de sa propre identité et de sa complexité et donc à un refus de faire société, dans le respect et l’acceptation des individualités plurielles. A ce sujet, l’écrivain Nabile Farès écrit « Qu’importe vos indépendances, puisque vous rejetez le multiple ».

 

A la lecture du livre et des récents événements qui ont secoué l’Algérie, depuis le 22 février 2019, on peut pourtant esquisser un sourire d’espoir, quand on mesure le chemin parcouru par la société algérienne lors de ce « hirak », ce mouvement populaire

Un livre salvateur qui résonne d’espoir

Dans ce livre, Karima Lazali nous livre une analyse implacable, douloureuse tant le constat est amer, dur, parfois pénible à accepter. Ce qui en fait un livre terriblement nécessaire, salvateur et libérateur.  Si la lecture peut parfois être ardue de théorie psychanalytique, les extraits issus de la littérature algérienne francophone, viennent apporter toute une dimension poétique et libératrice. Une invitation à se replonger dans les classiques de la littérature algérienne, tant le constat et la lucidité de leurs auteurs est frappante.

A la lecture du livre et des récents événements qui ont secoué l’Algérie, depuis le 22 février 2019, on peut pourtant esquisser un sourire d’espoir, quand on mesure le chemin parcouru par la société algérienne lors de ce « hirak », ce mouvement populaire. Une impression de verrou qui saute : une société en nombre dans la rue, refusant de renouer avec son histoire de violence, des slogans qui déconstruisent la propagande nationale mortifère, une reconsidération populaire de ce que sont « les » identités algériennes plurielles, une libération de la parole et des corps, un dépassement de la « terreur » engendrée au cours de la guerre intérieure des années 90. Mais aussi l’individualisation et la singularisation du politique et notamment des luttes passées en rendant mémoire aux disparus : leurs portraits brandis parmi la foule, comme une volonté de leur créer une sépulture, de combler les « blancs » … Autant d’indices qu’une réparation des psychés est en cours, même si le chemin reste long à parcourir. Comme le fait remarquer en conclusion Karima Lazali « la libération ne suffit pas à faire liberté ».

Un livre d’une importance capitale, qui permet d’éclairer d’une nouvelle manière l’Histoire de la colonisation en Algérie. A la croisée entre le subjectif, le social et le politique, Karima Lazali nous offre une enquête pleine d’originalité et de sensibilité, une invitation à franchir la porte d’entrée vers ce passé qui laisse ces traces dans nos psychés, nos histoires et nos sociétés, ici comme là-bas.

Narimane Baba Aissa

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Source : http://africultures.com/le-trauma-colonial-la-libe...

Anne Bocande